mercredi 30 septembre 2009

Croire au Big Bang est un acte de foi

COSMOLOGIE La Recherche 2/2004
Jayant V. Narlikar : « Croire au Big Bang est un acte de foi »
Les cosmologistes ont l'esprit borné, accusent depuis cinquante ans quelques récalcitrants au modèle du Big Bang. Malgré le décès en 2001 de leur maître, Fred Hoyle, ils ne désarment pas. Invité en 2004 par le Collège de France, l'Indien Jayant V. Narlikar convie ses collègues à ne pas confondre faits et spéculations.
LA RECHERCHE : Vous reprochez à la cosmologie telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui de ne pas être une science, faute de s'appuyer suffisamment sur des faits. N'est-ce pas paradoxal si l'on songe que les cosmologistes n'ont jamais disposé d'autant d'observations ?
JAYANT V. NARLIKAR : La notion d'observation peut être très trompeuse en cosmologie ! Régulièrement, les partisans du modèle du Big Bang* affirment avoir observé tel ou tel épisode passé de l'histoire de l'Univers. En réalité, les seules observations dont ils disposent sont celles de l'Univers tel qu'il se présente aujourd'hui. Les cosmologistes en sont alors réduits à extrapoler pour reconstituer le passé. Trop souvent, ces extrapolations ne reposent sur rien de solide et relèvent de la pure spéculation.
Prenez par exemple le rayonnement de fond cosmologique* dans lequel baigne tout le Cosmos. Il est censé fournir, selon la formule consacrée, un instantané de l'Univers âgé d'environ 380 000 ans. En réalité, ce que l'on observe directement, c'est le rayonnement tel qu'il est aujourd'hui. On interprète ensuite ses caractéristiques actuelles, en particulier les fluctuations qu'il présente, à l'aide de théories les reliant à d'hypothétiques événements qui auraient eu lieu au tout début de l'histoire de l'Univers. Mais ces théories ? je pense en particulier à celle de l'inflation* ? sortent du domaine connu de la physique : elles ne sont pas vérifiables par des expériences de laboratoire, pas plus que ne sont directement observables ces hypothétiques événements primordiaux. On peut donc reprocher à la cosmologie actuelle de trop s'écarter de ce qui peut être déduit ou vérifié par des faits.
Avez-vous d'autres exemples de cette propension à la spécu-lation ?
JAYANT V. NARLIKAR : On sait qu'une majeure partie du contenu de l'Univers se présente sous forme de matière n'émettant pas de rayonnement détectable. Ce que l'on ignore encore, c'est la nature de cette matière sombre. Les partisans du modèle du Big Bang affirment qu'il ne peut s'agir de matière « ordinaire », similaire à celle qui constitue étoiles et planètes. Pourquoi ? Parce qu'une telle hypothèse impliquerait qu'une très grande quantité de deutérium, une forme lourde de l'hydrogène, ait été produite dans l'Univers primordial. Or ce n'est pas ce que prévoit le modèle standard du Big Bang. Une attitude scientifique normale aurait voulu que la découverte de la matière sombre remette en question le modèle. Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé : pour sauver le modèle, on a préféré inventer une nouvelle forme de matière, dite « exotique », dont on ignore en réalité à peu près tout et qui n'a jamais été observée !
Une autre hypothèse en vogue aujourd'hui est celle de l'existence dans l'Univers d'une nouvelle forme d'énergie, baptisée « énergie sombre ». D'où vient cette hypothèse ? Vous semble-t-elle aussi peu fondée que celle de la matière sombre « exotique » ?
JAYANT V. NARLIKAR : Postuler l'existence d'une nouvelle forme d'énergie relève de la même volonté de sauver à tout prix le modèle du Big Bang. Jusqu'à il y a seulement cinq ans environ, il était acquis, selon ce modèle, que l'expansion de l'Univers ralentissait. Puis des observations d'un type particulier d'astres, les supernovae*, ont suggéré qu'au contraire l'expansion de l'Univers accélérait. Qu'à cela ne tienne, plutôt que de remettre en question le modèle standard, la plupart des cosmologistes ont préféré ressortir de leurs tiroirs la « vieille » constante cosmologique L. Celle-ci avait été ajoutée par Einstein en 1916 à ses équations du champ gravitationnel. Il voulait ainsi les rendre compatibles avec un Univers statique, ce qu'il pensait réaliste à l'époque. Qualifiée par Einstein lui-même de plus grosse erreur de sa vie, L avait depuis disparu des équations du modèle du Big Bang. Pour sauver l'accord entre modèle et observations, la voilà qui fait son grand retour, assimilable à une forme de densité d'énergie du vide se traduisant par une force répulsive. Donc, non seulement il nous faut croire à l'existence d'une matière invisible exotique, mais également à celle d'une forme d'énergie à juste titre baptisée « sombre », puisque per- sonne ne l'a encore observée ! Pourtant, les observations de supernovae n'impliquent pas forcément un Univers en expansion accélérée. Une autre interprétation est possible.
Quelle est cette interprétation alternative ?
JAYANT V. NARLIKAR : La conviction d'un Univers en expansion accélérée repose sur l'observation de supernovae très lointaines qui se sont révélées moins brillantes qu'elles ne devraient si l'expansion ralentissait. Mais j'ai récemment montré que de telles observations s'expliqueraient tout aussi bien par la présence, dans les galaxies où se trouvent les supernovae, d'un certain type de poussières, formant des aiguilles [1]. Il s'agirait de poussières galactiques produites par condensation du fer rejeté par des générations précédentes de supernovae. Contrairement à l'hypothèse de l'énergie sombre, notre explication a le mérite de s'appuyer sur des faits, puisque des expériences de laboratoire nous montrent qu'effectivement ce type de condensation produit de la poussière en forme d'aiguilles.
Comment expliquez-vous que les cosmologistes tentent de sauver le modèle du Big Bang à tout prix ?
JAYANT V. NARLIKAR : La situation me semble présenter des similarités avec le fanatisme religieux. Quand vous adhérez à une religion, vous êtes parfois prêt à la défendre à n'importe quel prix. En cosmologie, cela veut dire ne pas admettre la confrontation avec d'autres manières de rendre compte des observations, et présenter comme des faits ce qui ne relève pourtant que de la spéculation. Je n'ai rien contre l'imagination en science, mais je regrette l'arrogance avec laquelle les partisans de la cosmologie standard affirment que leur vision est la vraie. Ils ne laissent aucune place pour d'autres modèles, je pense bien sûr au modèle que je défends, celui d'un Univers sans Big Bang, dit « modèle quasi stationnaire », dont le support empirique n'est certainement pas moins solide que celui du modèle du Big Bang [2].
Vous venez pourtant d'être élu par vos pairs pour occuper pendant un an la chaire internationale du Collège de France. Voilà une reconnaissance qui semble témoigner d'une certaine tolérance...
JAYANT V. NARLIKAR : Ce n'est pas si simple. Il est aujourd'hui extrêmement difficile de publier des articles décrivant une cosmologie qui n'est pas dans la norme, et tout à fait impossible d'obtenir des fonds pour réaliser des programmes d'observation qui lui seraient consacrés. Il ne faut dès lors pas s'étonner que les rangs des opposants au Big Bang soient si clairsemés : un étudiant choisissant de travailler sur un modèle non standard n'aurait pratiquement aucune chance d'avoir un jour un poste. C'est un cercle vicieux ! De ce point de vue, je ne trouve pas que nous ayons fait beaucoup de progrès depuis le temps de Copernic ou de Galilée. Ce n'est peut-être plus du fondamentalisme religieux, mais je crois que le terme de fondamentalisme scientifique est tout à fait approprié.
Pensez-vous que la popularité du modèle du Big Bang reflète un attachement à des concepts métaphysiques ou religieux ?
JAYANT V. NARLIKAR : L'idée d'un « commencement » est assurément, avec la Genèse, un concept central des religions occidentales. Il se peut donc que certaines personnes aient quelques difficultés à penser un Univers sans commencement, sans création unique.
Est-ce à dire que, dans un système de pensée non occidentale, le modèle du Big Bang perdrait beaucoup de son attractivité ?
JAYANT V. NARLIKAR : Je ne voudrais pas surestimer le rôle d'un biais religieux, mais on peut concevoir que dans la tradition de pensée bouddhiste, par exemple, un modèle d'Univers sans origine, dont la matière serait créée en permanence plutôt qu'à l'issue d'une hypothétique « explosion » initiale, serait plus facile à « assimiler ».
Vous admettez que l'Univers est actuellement en expansion. En remontant dans le temps, ne trouve-t-on pas naturellement un état primordial d'extrême densité, autrement dit un Big Bang ?
JAYANT V. NARLIKAR : Non, un tel raisonnement repose sur des extrapolations non justifiées. L'expansion de l'Univers est mise en évidence par un phénomène fondamental en cosmologie, celui de décalage vers le rouge. Plus un objet est loin de nous, plus vite il s'éloigne de nous, emporté par l'expansion de l'espace. La longueur d'onde d'un photon qui voyage dans un espace en expansion étant étirée, on observe un décalage spectral vers les plus grandes longueurs d'onde, d'autant plus élevé que l'objet est lointain. Ce qu'il faut savoir, c'est que l'expansion de l'Univers n'est directement observée que jusqu'à des décalages vers le rouge de 4 ou 5, c'est-à-dire jusqu'à des distances d'environ 10 milliards d'années-lumière. Or le modèle du Big Bang extrapole au-delà de ces observations, et remonte jusqu'à des décalages vers le rouge de 1 milliard ou plus ! Un décalage vers le rouge de 4 ou 5 correspond à une époque passée où la densité de l'Univers n'était que d'environ deux cents fois supérieure à la densité actuelle, alors qu'un décalage vers le rouge de 1029 correspond à une densité supérieure d'un facteur 1087 ! Comment s'assurer de la validité de nos lois physiques sur une telle gamme de densité ? Jamais en physique on ne se permet d'extrapoler autant...
Vous doutez de plus de l'interprétation classique du décalage vers le rouge cosmologique ?
JAYANT V. NARLIKAR : Il y a effectivement un certain nombre d'observations qui remettent en question la thèse selon laquelle le décalage vers le rouge d'un objet est uniquement dû à l'expansion de l'Univers. Prenez le cas de deux galaxies qui apparaissent sur le ciel connectées par un filament. Une telle connexion suggère que les deux objets sont physiquement reliés entre eux, et donc situés à la même distance. Mais quand vous mesurez leur décalage vers le rouge, vous obtenez deux valeurs différentes, donc deux distances différentes. Pour échapper à la contradiction, des cosmologistes affirment alors que les deux galaxies ne sont pas réellement reliées entre elles physiquement : un filament s'échappe d'une des deux galaxies, et ce n'est que par l'effet du hasard qu'une galaxie située en arrière- ou en avant-plan apparaît sur la voûte céleste à l'extrémité du filament. On peut calculer la probabilité avec laquelle un tel alignement fortuit est susceptible de se produire. Il se révèle qu'elle est bien trop faible pour que toutes les observations de ce type soient attribuables à un effet du hasard. Mais au lieu d'envisager qu'une partie du décalage vers le rouge puisse être due à un autre processus que l'expansion de l'Univers, les astrophysiciens préfèrent ignorer ces observations récalcitrantes pour ne pas avoir à réviser un des piliers du modèle cosmologique qu'ils ont construit.
Dans un tout autre registre, vous reprochez au modèle du Big Bang de faire appel à un mécanisme de création unique, échappant ainsi à l'exigence, classique en science, de reproductibilité d'un phénomène. Mais n'est-ce pas là une limite commune à tout modèle cosmologique si l'on admet qu'il n'y a qu'un seul Univers ?
JAYANT V. NARLIKAR : Je ne crois pas. Le modèle quasi stationnaire que feu Fred Hoyle, Geoffrey Burbidge et moi avons élaboré depuis dix ans postule des processus permanents de création de matière, sorte de mini-Big Bang. Une bonne partie de la physique des hautes énergies utilisée dans le modèle du Big Bang pourrait s'appliquer à ces processus. Dans notre modèle, il n'y a aussi qu'un seul Univers, mais ses processus fondamentaux ont l'avan- tage, décisif à mes yeux, de se répéter. Nous pourrions donc encore les observer aujourd'hui.
Vous affirmez que votre modèle d'Univers quasi stationnaire rend aussi bien compte que le modèle du Big Bang des observations dont on dispose aujourd'hui [2]. Quels types d'observations seraient à l'avenir susceptibles de trancher entre les deux ?
JAYANT V. NARLIKAR : Une observation décisive serait la détection de galaxies très faiblement lumineuses, présentant un décalage spectral non plus vers le rouge, mais au contraire vers le bleu. Le modèle standard ne pourrait expliquer l'existence de tels objets, alors qu'il s'agit d'une prévision de notre modèle. Ce dernier prévoit aussi l'existence d'étoiles très vieilles, âgées d'environ quarante à cinquante milliards d'années. L'observation de telles étoiles poserait des difficultés je crois insurmontables au modèle du Big Bang, qui estime l'âge de l'Univers à environ treize ou quatorze milliards d'années. Mais ces vieilles étoiles, si elles existent, seraient très peu lumineuses. Pour avoir une chance de les détecter, il faudrait un programme systématique d'observations spécialisées dans ce type d'objets, qu'aucun organisme n'est malheureusement prêt à financer. Si, d'aventure, un tel programme était entrepris et qu'on ne trouvait rien, je ne vous cache pas que je serais bien embêté, car le modèle quasi stationnaire a besoin de ces vieilles générations d'étoiles pour rendre compte de l'existence du fond de rayonnement cosmologique. C'est ce que nous expliquons dans un article récent [3]. Sans vieilles étoiles, il serait aussi beaucoup plus difficile pour moi de continuer à défendre la thèse selon laquelle la matière sombre est de la matière ordinaire, simplement trop faiblement lumineuse pour avoir été détectée jusqu'à présent.
Le CNRS vient d'inaugurer, au large de Marseille, l'expérience Antarès, destinée à détecter d'éventuelles particules « exotiques » susceptibles de constituer cette matière sombre. Si des résultats positifs étaient obtenus, comment réagiriez-vous ?
JAYANT V. NARLIKAR : Si l'on détecte de telles particules, la seule conclusion que l'on pourrait en tirer serait que... de telles particules existent. Et non que... l'on a trouvé la masse cachée de l'Univers, comme ne manqueraient pas de l'annoncer les promoteurs du projet, suivis en fanfare par les journaux. Car détecter dans un laboratoire la simple existence d'un nouveau type de particules ne suffit pas à montrer que celles-ci existent partout dans l'Univers dans les proportions nécessaires pour résoudre l'énigme de la matière sombre. Permettez-moi enfin de vous rappeler qu'Antarès n'est pas la seule expérience qui cherche à détecter cette matière sombre exotique, mais jusqu'à présent les résultats ont tous été négatifs. La vraie attitude scientifique voudrait que, dans ces circonstances, d'autres modèles reçoivent l'attention qu'ils méritent.
Stéphanie Ruphy

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